Rudyard Kipling est né à Bombay, alors en Inde britannique, le 30 décembre 1865 et mort à Londres, le 18 janvier 1936. Son nom réveille une panthère, un ours, un python et un petit enfant sauvage – des ? Rudyard est le père de Moogly, Shere Khan, Baloo et Kaa, et un aventurier extraordinaire qui laisse aux générations qui le suivent une montagne de romans et de nouvelles dont le succès ne s’est pas démenti depuis leur parution, il y a plus d’un siècle pour la plupart.
Il est considéré encore aujourd’hui comme un conteur hors pairs, un précurseur dans l’art de la nouvelle et dans le récit de science-fiction, et compté parmi les plus grands auteurs de la littérature de jeunesse.
En 1907, il est le premier auteur de langue anglaise à recevoir le prix Nobel de littérature, et le plus jeune à l’avoir reçu, à 42 ans. Il n’en est pas moins un auteur qui divise, tant l’impérialisme anglais est omniprésent dans son oeuvre. Selon le critique littéraire Douglas Kerr, “Il reste un auteur qui inspire des réactions de rejet passionnées, et sa place dans l’histoire littéraire et culturelle est loin d’être solidement établie. Cependant, à l’heure où les empires européens sont en repli, il est reconnu comme un interprète incomparable, sinon controversé, de la manière dont l’empire était vécu. Cela, ajouté à son extraordinaire génie narratif, lui donne une force qu’on ne peut que reconnaître. »
A boy in India
Joseph Rudyard Kipling est le fils d’Alice Kipling, née MacDonald et de John Lockwood Kipling, sculpteur et professeur à la Jejeebhoy School of Art and Industry de Bombay.
Ses parents viennent à peine d’arriver en Inde, et se sont rencontrés en Angleterre, dans le Staffordshire, près du lac Rudyard — dont ils donnèrent le nom à leur fils.
Ces journées de « ténèbres et de lumière crue » passées à Bombay et décrites avec nostalgie dans Baa Baa Black Sleep (1888) et Something of Myself (1935) prirent fin lorsque Kipling eut six ans et fut envoyé en Angleterre comme le voulait la tradition chez les Britanniques employés aux colonies. En effet, ces derniers craignaient généralement qu’un contact prolongé avec les domestiques indiens ne modifient durablement la personnalité de leur progéniture, ne les « indigénisent ».
Dreadful Holloway
Rudyard et sa jeune sœur Alice (dite Trix) de trois ans prirent le bateau pour l’Angleterre pour se rendre à Southsea, Portsmouth, dans une famille d’accueil qui prenait en pension des enfants britanniques dont les parents résidaient en Inde. Les deux enfants grandirent sous la tutelle du capitaine Holloway et de son épouse, à Lorne Lodge, pendant les six années qui suivirent. Dans son autobiographie, publiée plus de soixante ans plus tard, Kipling évoque cette période avec horreur en se demandant non sans ironie si le mélange de cruauté et d’abandon qu’il subit auprès de Mme Holloway n’aurait pas précipité l’éclosion de ses talents littéraires.
Trix fut mieux traitée que Rudyard, car Mme Holloway voyait en elle un beau parti pour son fils. Cependant les deux enfants avaient de la famille en Angleterre dans laquelle ils pouvaient séjourner. À Noël, ils passaient un mois chez leur tante Georgiana et son mari, le peintre Edward Burne-Jones, dans leur maison de Fulham à Londres, « un paradis auquel je dois en vérité d’avoir été sauvé » selon Kipling.
Au printemps 1877, Alice Kipling revint d’Inde et retira les enfants de Lorne Lodge.
« Maintes et maintes fois par la suite, ma tante bien-aimée me demanda pourquoi je n’avais jamais raconté comment j’étais traité. Mais les enfants ne parlent pas plus que les animaux car ils acceptent ce qui leur arrive comme étant décidé de toute éternité. De plus, les enfants maltraités savent très exactement ce qui les attend s’ils révèlent les secrets d’une prison avant d’en être bel et bien sortis. »
En janvier 1878, Kipling entra au United Services College, une école fondée quelques années plus tôt afin de préparer les garçons à la carrière militaire. Ses débuts à l’école s’avérèrent difficiles, mais il finit par se faire des amitiés durables et ces années lui fournirent la matière du recueil d’histoires Stalky & Co., publié des années plus tard. Au cours de cette période, Kipling tomba amoureux de Florence Garrard, copensionnaire de Trix à Southend où sa sœur était retournée. Florence servira de modèle à Maisie, l’héroïne du premier roman de Kipling, La Lumière qui s’éteint (1891).
Vers la fin de son séjour à l’école, il fut décidé qu’il n’avait pas les aptitudes nécessaires pour obtenir une bourse d’études qui lui aurait permis d’aller à l’université d’Oxford. Kipling père procura donc un emploi à son fils à Lahore, où il était directeur d’école. Kipling devait travailler comme assistant dans un petit journal local, la Civil & Military Gazette. Il prit la mer pour l’Inde le 2 septembre et débarqua à Bombay le 20 octobre 1882.
Voyages de jeunesse
La gazette civile et militaire de Lahore, que Kipling appellera plus tard « ma première maîtresse, mon premier amour », paraissait six jours par semaine de janvier à décembre, avec une interruption d’une journée à Noël et une autre à Pâques. Kipling était rudement mis à contribution par le rédacteur en chef, Stephen Wheeler, mais rien ne pouvait étancher sa soif d’écrire. En 1886, il publia son premier recueil de poésies. Cette même année vit arriver un nouveau rédacteur en chef, Kay Robinson, qui lui laissa une plus grande liberté artistique et proposa à Kipling de composer des nouvelles pour le journal.
Entre-temps, pendant l’été 1883, Kipling s’était rendu pour la première fois à Shimla, station de montagne célèbre qui servait de capitale d’été officielle du Raj britannique depuis 1864: six mois par an, le vice-roi et le gouvernement s’y installait, faisant de la ville « à la fois un centre de pouvoir et de plaisir ».
Rudyard et sa famille revinrent y passer leurs vacances tous les ans de 1885 à 1888, et la ville figura régulièrement dans les récits qu’il publiait dans la Gazette. Les histoires et romances mondaines de la station d’altitude coloniale y sont décrites avec un regard souvent critique et ironique.
De retour à Lahore, Kipling publia une quarantaine de nouvelles dans la Gazette entre novembre 1886 et juin 1887. La plupart de ces récits furent rassemblés dans Simples contes des collines, son premier recueil de prose publié à Calcutta en janvier 1888, alors qu’il venait d’avoir vingt-deux ans. Mais le séjour à Lahore touchait à sa fin.
En novembre 1887, il fut muté à Allâhâbâd, dans les bureaux de The Pioneer, grand frère de la Gazette. Kipling écrivait toujours au même rythme effréné, publiant six recueils de nouvelles dans l’année qui suivit : Soldiers Three (Trois soldats), The Story of the Gadsbys (Histoire des Gadsby), In Black and White (En noir et blanc), Under the Deodars (Sous les cèdres de l’Himalaya), The Phantom Rickshaw (Le Rickshaw fantôme), et Wee Willie Winkie (P’tit Willie Winky), soit un total de 41 nouvelles, dont certaines étaient presque déjà de courts romans.
Au début de l’année 1889, The Pioneer renonça aux contributions de Kipling à la suite d’un différend. L’écrivain, quant à lui, commençait à songer à l’avenir. Il céda les droits de ses six volumes de nouvelles pour 2000 livres sterling et de dérisoires droits d’auteur, et les droits des Plain Tales from the Hills pour cinquante livres. Enfin, il reçut six mois de salaire en guise de préavis de licenciement. Il décida de consacrer cet argent pour financer son retour à Londres, capitale littéraire de l’empire britannique.
Un détour par le monde
Le 8 mars 1889, Kipling quitta l’Inde, d’abord en direction de San Francisco en faisant escale à Rangoon, Singapour, Hong Kong et le Japon. Puis il traversa les États-Unis en rédigeant des articles pour The Pioneer qui devaient également paraître dans le recueil From Sea to Sea. De San Francisco, Kipling fit route vers le nord jusqu’à Portland, dans l’Oregon; puis Seattle, dans l’État de Washington. Il fit une incursion au Canada, visitant Victoria, Vancouver et la Colombie-Britannique. Il revint ensuite aux États-Unis pour explorer le parc national de Yellowstone, avant de redescendre sur Salt Lake City. Ensuite, il prit la direction de l’est, traversant les États d’Omaha, du Nebraska et s’arrêtant à Chicago, dans l’Illinois. De là, il partit pour Beaver (Pennsylvanie), sur les rives de l’Ohio pour un séjour chez les Hill. Le professeur Hill l’accompagna ensuite à Chautauqua, puis aux chutes du Niagara, Toronto, Washington D.C., New York et Boston.
Il fit la connaissance intimidante de Mark Twain à Elmira. Puis Kipling traversa l’Atlantique pour débarquer à Liverpool en octobre 1889. Quelques mois plus tard, il faisait des débuts remarqués dans le monde littéraire londonien.
London Spleen
Il réussit à publier plusieurs de ses nouvelles dans des revues et trouva une chambre dans Villiers Street, près du Strand, où il logea de 1889 à 1891. À l’époque où il publia son premier roman, La Lumière qui s’éteint, il commença à souffrir de dépression. Il fit alors la connaissance de Wolcott Balestier, écrivain américain, qui travaillait également comme agent littéraire. Ensemble ils écrivirent un roman, The Naulahka.
En 1891, sur le conseil du corps médical, Kipling s’embarqua pour un nouveau voyage qui le mena d’Afrique du Sud en Australie, puis en Nouvelle-Zélande et en Inde. Mais il renonça à son projet de passer Noël en famille lorsqu’il apprit la nouvelle de la mort de Wolcott Balestier, qui venait de succomber brutalement à la fièvre typhoïde. Il décida de rentrer immédiatement à Londres et envoya un télégramme à la sœur de Wolcott, Carrie Balestier, pour lui demander sa main. La jeune fille, dont il avait fait la connaissance l’année précédente et dont il était très proche, accepta.
J’irai me marier sur ta tombe
Le 18 janvier 1892 eut donc lieu le mariage de Carrie Balestier (29 ans) et Rudyard Kipling (26 ans) « au plus fort de l’épidémie de grippe » qui sévissait à Londres, « au point que les pompes funèbres manquaient de chevaux noirs et devaient se contenter de chevaux bruns ». La cérémonie eut lieu dans l’église All Souls, à Langham Place, et c’est Henry James qui mena la mariée jusqu’à l’autel.
Les jeunes mariés décidèrent de faire un voyage de noces qui les mènerait d’abord aux États-Unis, où ils en profiteraient pour rencontrer la famille de Carrie dans l’état du Vermont, puis au Japon. Malheureusement, à leur arrivée à Yokohama, les jeunes gens eurent la mauvaise surprise d’apprendre que leur banque, la New Oriental Banking Corporation, était en défaut de paiement. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, le jeune couple retourna aux États-Unis et loua une petite maison près de Brattleboro dans le Vermont pour une somme de dix dollars par mois, “et nous vécûmes extrêmement, égocentriquement heureux. ». Carrie tomba enceinte de leur premier enfant.
C’est dans cette maisonnette, surnommée Bliss cottage que naquit Joséphine, « la nuit du 29 décembre 1892 sous trois pieds de neige. L’anniversaire de sa mère tombant le 31 et le mien le 30 du même mois, nous la félicitâmes de cet esprit d’à propos. »
C’est à cette époque et dans cette précieuse maison que Kipling eut pour la première fois l’idée de ce qui allait devenir Le Livre de la jungle.
Après la naissance de Joséphine, la maisonnette devint trop petite et les Kipling achetèrent un terrain de dix hectares appartenant au frère de Carrie, Beatty Balestier. C’est là, sur le flanc d’une colline rocheuse surplombant le fleuve Connecticut, qu’ils firent construire une maison que Kipling baptisa « Naulakha » en l’honneur de Wolcott. Naulakha, qui signifie littéralement « neuf lakh » (ou neuf cent mille roupies) en hindî, était le nom donné aux colliers des reines dans les contes populaires de l’Inde du nord, un « bijou sans prix », selon la traduction qu’en donnait Kipling.
Cette retraite au cœur du Vermont, ainsi qu’une vie « saine et propre », stimula l’imagination de Kipling. En l’espace de quatre ans, il produisit, en plus du Livre de la jungle, un recueil de nouvelles, un roman et de nombreuses poésies, dont le volume des Seven Seas (Les Sept Mers). Le recueil de poèmes intitulé Barrack-Room Ballads, qui contient deux pièces célèbres, Mandalay et Gunga Din parut en mars 1892. Il prit un plaisir immense à rédiger les deux volumes du Livre de la jungle et à répondre à l’abondant courrier de ses jeunes lecteurs.
La vie de l’écrivain était parfois interrompue par des visites, dont celle de son père et de l’écrivain britannique Arthur Conan Doyle qui débarqua avec ses clubs de golf pour un séjour de quarante-huit heures au cours duquel il donna à Kipling une leçon de golf intensive.
En février 1896, les Kipling eurent une seconde fille, Elsie. Selon plusieurs biographes, leurs relations n’avaient plus à cette époque ce caractère joyeux et spontané des débuts. Les deux époux restèrent fidèles l’un à l’autre, mais leur mariage était dans une ornière.
Deux incidents allaient chasser la famille de Rudyard Kipling du Vermont. Le premier était lié à la situation politique internationale : au début des années 1890, la Grande-Bretagne et le Venezuela se disputaient âprement sur le tracé de la frontière de la Guyana. Les États-Unis avaient plusieurs fois offert leur arbitrage, mais en 1895 le secrétaire d’État américain aux affaires étrangères Richard Olney haussa le ton en revendiquant le droit pour son pays d’arbitrer une dispute qui concernait le continent américain (l’argument d’Olney était basé sur la doctrine Monroe). Cette déclaration irrita les Britanniques et en quelques semaines l’incident prit les proportions d’une véritable crise, chacune des parties menaçant d’en venir aux armes. L’épisode allait paradoxalement renforcer la coopération entre les deux pays mais, au plus fort du conflit, Kipling se sentit désemparé devant la montée du sentiment anti-britannique aux États-Unis, notamment dans la presse. En janvier 1896, il prit la décision de mettre un terme à cette « existence au bon air » et de quitter les États-Unis pour aller chercher fortune ailleurs.
Morne colline
De retour en Angleterre en septembre 1896, les Kipling s’installèrent à Torquay sur la côte du Devon, dans une maison à flanc de colline qui regardait la mer. Kipling n’aimait pas cette nouvelle résidence dont l’orientation, affirmait-il, rendait ses occupants tristes et déprimés, mais il s’y montra néanmoins très prolifique.
Kipling était désormais célèbre, et ses écrits témoignaient d’un intérêt grandissant pour la politique. Il avait commencé à rédiger deux poèmes qui allaient déclencher une vive controverse lors de leur publication, Recessional (1897) et The White Man’s Burden (Le Fardeau de l’homme blanc) (1899). Ce dernier était conçu comme une série de conseils aux États-Unis qui venaient de prendre le contrôle des Philippines, mais on l’envisage communément dans une perspective plus large de réflexion sur l’impérialisme occidental. Certains y virent un simple chant à la gloire de l’impérialisme britannique, d’autres y lurent un plaidoyer en faveur d’une politique impériale éclairée, animée par le sens du devoir, conforme à l’ethos victorien. D’autres encore en firent une lecture au second degré, croyant voir dans ces poèmes une mise en accusation ironique de la façon dont était gérée la politique impériale. En tous les cas, il ne peut être perçu comme l’hymne d’un impérialisme triomphant, dans la mesure où il manifeste une inquiétude certaine sur son avenir et le jugement qui lui sera postérieurement porté.
La production de Kipling est variée et prolifique pendant ce séjour à Torquay. Il rédige ainsi, outre des poèmes, Stalky & Co., recueil de récits basés sur ses années de pensionnat au United Services College de Westward Ho!. Ses jeunes héros font preuve d’une vision désenchantée et cynique du patriotisme et de l’autorité. Les membres de la famille de Kipling racontèrent plus tard qu’il aimait leur faire la lecture à haute voix des aventures de Stalky et compagnie, et qu’il avait souvent des fou-rires à la lecture des passages les plus comiques.
Dix hivers en Afrique du Sud
Début 1898, Kipling et les siens se rendirent en Afrique du Sud pour les vacances d’hiver, séjour qui allait devenir une tradition jusqu’en 1908. Auréolé de sa toute nouvelle gloire de poète de l’empire, Kipling fut reçu chaleureusement par certains des politiciens les plus influents du Cap, dont Cecil Rhodes, Sir Alfred Milner et Leander Starr Jameson. De son côté Kipling cultiva leur amitié et devint un fervent admirateur des hommes et de leur politique. De retour en Angleterre, Kipling écrivit des poèmes de soutien à la cause anglaise dans la guerre des Boers et lors du séjour sud-africain de 1900, contribua à la création d’un journal, The Friend (L’Ami), destiné aux troupes britanniques de Bloemfontein, la nouvelle capitale de l’État libre d’Orange.
C’est à Torquay que Kipling commença à rassembler des idées pour un autre grand classique de la littérature enfantine, Just So Stories for Little Children. Le livre parut en 1902, un autre de ses plus grands succès de librairie, Kim ayant paru l’année précédente.
En 1899, lors d’un séjour aux États-Unis, Kipling et sa fille aînée Joséphine contractèrent une pneumonie à laquelle succomba la petite fille.
Kipling fut au sommet de sa gloire dans la première décennie du xxe siècle. En 1907, il reçut le prix Nobel de littérature « en raison de la puissance d’observation, de l’originalité d’invention, de la vigueur des idées et du remarquable talent narratif qui caractérisent les œuvres de cet écrivain mondialement célèbre. » L’attribution des différents prix Nobel date de 1901 et Kipling en fut le premier lauréat anglophone.
Le couronnement littéraire de ce succès fut la publication de deux recueils, l’un de poésies et l’autre de récits Puck of Pook’s Hill en 1906 et Rewards and Fairies en 1910. Ce dernier contient un de ses plus célèbres poèmes, If, traduit en français par André Maurois en 1918 avec le titre Tu seras un homme mon fils.
Kipling sympathisa avec les positions des unionistes irlandais qui s’opposaient à l’autonomie, la Home Rule. Il composa le poème Ulster vers 1912, où il expose ce point de vue. Le poème évoque la journée du 28 septembre 1912 en Irlande du nord, au cours de laquelle 500 000 personnes signèrent le covenant de l’Ulster.
La réputation de Kipling était si étroitement liée aux idées optimistes qui caractérisent la civilisation européenne de la fin du xixe siècle qu’elle pâtit inévitablement du discrédit dans lequel ces idées tombèrent pendant la Première Guerre mondiale et dans les années d’après-guerre. Kipling fut lui-même durement frappé par la guerre lorsqu’il perdit son fils, le lieutenant John Kipling, tué à la bataille de Loos en 1915.
Il écrivit ces lignes :
« Si quelqu’un veut savoir pourquoi nous sommes morts,
dites-leur : parce que nos pères ont menti. »
Ce drame est une des raisons qui poussèrent Kipling à rejoindre la commission créée par Sir Fabian Ware, l’Imperial War Graves Commission (Commission impériale des sépultures militaires) aujourd’hui Commonwealth War Graves Commission, responsable des cimetières de guerre anglais qui jalonnent la ligne du front ouest et que l’on retrouve dans tous les lieux où des soldats du Commonwealth ont été inhumés. Kipling choisit notamment la phrase célèbre, « Leur nom vivra à jamais », tirée de la Bible et inscrite sur les pierres du souvenir des sépultures les plus importantes. C’est également à Kipling que l’on doit l’inscription « Connu de Dieu » sur la tombe des soldats inconnus. Kipling rédigea aussi l’histoire de la garde irlandaise, le régiment où servit son fils. Paru en 1923, l’ouvrage est considéré comme un des exemples les plus admirables de l’histoire régimentaire. Enfin il composa une nouvelle émouvante intitulée Le Jardinier qui raconte des visites dans les cimetières de guerre.
En 1922, un professeur de génie civil de l’université de Toronto demanda à Kipling, dont l’œuvre en prose et l’œuvre poétique contenaient plusieurs références aux ingénieurs, de l’aider à concevoir les détails d’une prestation de serment et d’une cérémonie de remise des diplômes pour les écoles d’ingénieur. Kipling accepta avec enthousiasme et proposa ce qui allait devenir le Rite d’Engagement de l’Ingénieur, cérémonie qui se déroule aujourd’hui sur l’ensemble du territoire canadien ; les nouveaux diplômés se voient notamment remettre un anneau de fer qui symbolise leurs devoirs vis-à-vis de la société civile. La même année, Kipling fut élu recteur de l’université de St Andrews, en Écosse, où il succéda à J. M. Barrie. Cette fonction prit fin en 1925.
Mort avant lui
Kipling continua à écrire jusqu’au début des années 1930, mais à un rythme moins soutenu et avec un succès moindre. Il mourut au Middlesex Hospital à Londres des suites d’une hémorragie causée par un ulcère gastro-duodénal le 18 janvier 1936, à l’âge de 70 ans. Son décès avait d’ailleurs été annoncé de façon prématurée dans les colonnes d’une revue à laquelle il écrivit : « Je viens de lire que j’étais décédé. N’oubliez pas de me rayer de la liste des abonnés. »
Un petit tour dans le monde de Rudyard :
( extrait de la nouvelle Mowgli’s Brothers)
Chil Milan conduit les pas de la nuit
Que Mang le Vampire délivre —
Dorment les troupeaux dans l’étable close :
La terre à nous — l’ombre la livre !
C’est l’heure du soir, orgueil et pouvoir
À la serre, le croc et l’ongle.
Nous entendez-vous ? Bonne chasse à tous
Qui gardez la Loi de la Jungle !
Chanson de nuit dans la Jungle.
Il était sept heures, par un soir très chaud, sur les collines de Seeonee. Père Loup s’éveilla de son somme journalier, se gratta, bâilla et détendit ses pattes l’une après l’autre pour dissiper la sensation de paresse qui en raidissait encore les extrémités. Mère Louve était étendue, son gros nez gris tombé parmi ses quatre petits qui se culbutaient en criant, et la lune luisait par l’ouverture de la caverne où ils vivaient tous.
— Augrh ! dit Père Loup, il est temps de se remettre en chasse.
Et il allait s’élancer vers le fond de la vallée, quand une petite ombre à queue touffue barra l’ouverture et jappa :
— Bonne chance, ô chef des loups ! Bonne chance et fortes dents blanches aux nobles enfants. Puissent-ils n’oublier jamais en ce monde ceux qui ont faim !
C’était le chacal — Tabaqui le Lèche-Plat — et les loups de l’Inde méprisent Tabaqui parce qu’il rôde partout faisant du grabuge, colportant des histoires et mangeant des chiffons et des morceaux de cuir dans les tas d’ordures aux portes des villages. Mais ils ont peur de lui aussi, parce que Tabaqui, plus que tout autre dans la jungle, est sujet à la rage ; alors, il oublie qu’il ait jamais eu peur et il court à travers la forêt, mordant tout ce qu’il trouve sur sa route. Le tigre même se sauve et se cache lorsque le petit Tabaqui devient enragé, car la rage est la chose la plus honteuse qui puisse surprendre un animal sauvage. Nous l’appelons hydrophobie, mais eux l’appellent dewanee — la folie — et ils courent.
— Entre alors, et cherche, dit Père Loup avec raideur ; mais il n’y a rien à manger ici.
— Pour un loup, non, certes, dit Tabaqui ; mais pour moi, mince personnage, un os sec est un festin. Que sommes-nous, nous autres Gidur-log (le peuple chacal), pour faire la petite bouche ?
Il obliqua vers le fond de la caverne, y trouva un os de chevreuil où restait quelque viande, s’assit et en fit craquer le bout avec délices.
— Merci pour ce bon repas ! dit-il en se léchant les babines. Qu’ils sont beaux, les nobles enfants ! Quels grands yeux ! Et si jeunes, pourtant ! Je devrais me rappeler, en effet, que les enfants des rois sont maîtres dès le berceau.
Or, Tabaqui le savait aussi bien que personne, il n’y a rien de plus fâcheux que de louer des enfants à leur nez ; il prit plaisir à voir que Mère et Père Loup semblaient gênés.
Tabaqui resta un moment au repos sur son séant, tout réjoui du mal qu’il venait de faire ; puis il reprit malignement :
— Shere Khan, le Grand, a changé de terrain de chasse. Il va chasser, à la prochaine lune, m’a-t-il dit, sur ces collines-ci.
Shere Khan était le tigre qui habitait près de la rivière, la Waingunga, à vingt milles plus loin.
— Il n’en a pas le droit, commença Père Loup avec colère. De par la Loi de la Jungle, il n’a pas le droit de changer ses battues sans dûment avertir. Il effraiera tout le gibier à dix milles à la ronde, et moi… moi j’ai à tuer pour deux ces temps-ci.
— Sa mère ne l’a pas appelé Lungri (le Boiteux) pour rien, dit Mère Louve tranquillement : il est boiteux d’un pied depuis sa naissance ; c’est pourquoi il n’a jamais pu tuer que des bestiaux. À présent, les villageois de la Waingunga sont irrités contre lui, et il vient irriter les nôtres. Ils fouilleront la jungle à sa recherche… il sera loin, mais, nous et nos enfants, il nous faudra courir quand on allumera l’herbe. Vraiment, nous sommes très reconnaissants à Shere Khan !
— Lui parlerai-je de votre gratitude ? dit Tabaqui.
— Ouste ! jappa brusquement Père Loup. Va-t’en chasser avec ton maître. Tu as fait assez de mal pour une nuit.
— Je m’en vais, dit Tabaqui tranquillement. Vous pouvez entendre Shere Khan, en bas, dans les fourrés. J’aurais pu me dispenser du message.
Père Loup écouta.
En bas, dans la vallée qui descendait vers une petite rivière, il entendit la plainte dure, irritée, hargneuse et chantante d’un tigre qui n’a rien pris et auquel il importe peu que toute la jungle le sache.
— L’imbécile ! dit Père Loup, commencer un travail de nuit par un vacarme pareil ! Pense-t-il que nos chevreuils sont comme ses veaux gras de la Waingunga ?
— Chut ! Ce n’est ni bœuf ni chevreuil qu’il chasse cette nuit, dit Mère Louve, c’est l’homme.
La plainte s’était changée en une sorte de ronron bourdonnant qui semblait venir de chaque point de l’espace. C’est le bruit qui égare les bûcherons et les nomades à la belle étoile, et les fait courir quelquefois dans la gueule même du tigre.
— L’homme ! — dit Père Loup, en montrant toutes ses dents blanches. — Faugh ! N’y a-t-il pas assez d’insectes et de grenouilles dans les citernes, qu’il lui faille manger l’homme, et sur notre terrain encore ?
La Loi de la Jungle, qui n’ordonne rien sans raison, défend à toute bête de manger l’homme, sauf lorsqu’elle tue pour montrer à ses enfants comment on tue, auquel cas elle doit chasser hors des réserves de son clan ou de sa tribu. La raison vraie en est que meurtre d’homme signifie, tôt ou tard, invasion d’hommes blancs armés de fusils et montés sur des éléphants, et d’hommes bruns, par centaines, munis de gongs, de fusées et de torches. Alors tout le monde souffre dans la jungle… La raison que les bêtes se donnent entre elles, c’est que, l’homme étant le plus faible et le plus désarmé des vivants, il est indigne d’un chasseur d’y toucher. Ils disent aussi — et c’est vrai — que les mangeurs d’hommes deviennent galeux et qu’ils perdent leurs dents.
Le ronron grandit et se résolut dans le « Aaarh ! » à pleine gorge du tigre qui charge.
Alors, on entendit un hurlement — un hurlement bizarre, indigne d’un tigre — poussé par Shere Khan.
— Il a manqué son coup, dit Mère Louve. Qu’est-ce que c’est ?
Père Loup sortit à quelques pas de l’entrée ; il entendit Shere Khan grommeler sauvagement tout en se démenant dans la brousse.
— L’imbécile a eu l’esprit de sauter sur un feu de bûcherons et s’est brûlé les pieds ! gronda Père Loup. Tabaqui est avec lui.
— Quelque chose monte la colline, dit Mère Louve en dressant une oreille. Tiens-toi prêt.
Il y eut un petit froissement de buisson dans le fourré. Père Loup, ses hanches sous lui, se ramassa, prêt à sauter. Alors, si vous aviez été là, vous auriez vu la chose la plus étonnante du monde : le loup arrêté à mi-bond. Il prit son élan avant de savoir ce qu’il visait, puis tenta de se retenir. Il en résulta un saut de quatre ou cinq pieds droit en l’air, d’où il retomba presque au même point du sol qu’il avait quitté.
— Un homme ! hargna-t-il. Un petit d’homme. Regarde !
En effet, devant lui, s’appuyant à une branche basse, se tenait un bébé brun tout nu, qui pouvait à peine marcher, le plus doux et potelé petit atome qui fût jamais venu la nuit à la caverne d’un loup. Il leva les yeux pour regarder Père Loup en face et se mit à rire.
— Est-ce un petit d’homme ? dit Mère Louve. Je n’en ai jamais vu. Apporte-le ici.
Un loup, accoutumé à transporter ses propres petits, peut très bien, s’il est nécessaire, prendre dans sa gueule un œuf sans le briser. Quoique les mâchoires de Père Loup se fussent refermées complètement sur le dos de l’enfant, pas une dent n’égratigna la peau lorsqu’il le déposa au milieu de ses petits.
— Qu’il est mignon ! Qu’il est nu !… Et qu’il est brave ! dit avec douceur Mère Louve.
Le bébé se poussait, entre les petits, contre la chaleur du flanc tiède.
— Ah ! Ah ! Il prend son repas avec les autres. Ainsi, c’est un petit d’homme. A-t-il jamais existé une louve qui pût se vanter d’un petit d’homme parmi ses enfants ?
— J’ai parfois ouï parler de semblable chose, mais pas dans notre clan ni de mon temps, dit Père Loup. Il n’a pas un poil, et je pourrais le tuer en le touchant du pied. Mais, voyez, il me regarde et n’a pas peur !
Le clair de lune s’éteignit à la bouche de la caverne, car la grosse tête carrée et les fortes épaules de Shere Khan en bloquaient l’ouverture et tentaient d’y pénétrer. Tabaqui, derrière lui, piaulait :
— Monseigneur, Monseigneur, il est entré ici !
— Shere Khan nous fait grand honneur — dit Père Loup, les yeux mauvais. — Que veut Shere Khan ?
— Ma proie. Un petit d’homme a pris ce chemin. Ses parents se sont enfuis. Donnez-le-moi !
Shere Khan avait sauté sur le feu d’un campement de bûcherons, comme l’avait dit Père Loup, et la brûlure de ses pattes le rendait furieux. Mais Père Loup savait l’ouverture de la caverne trop étroite pour un tigre. Même où il se tenait, les épaules et les pattes de Shere Khan étaient resserrées par le manque de place, comme les membres d’un homme qui tenterait de combattre dans un baril.
— Les loups sont un peuple libre, dit Père Loup. Ils ne prennent d’ordres que du Conseil supérieur du Clan, et non point d’aucun tueur de bœufs plus ou moins rayé. Le petit d’homme est à nous… pour le tuer s’il nous plaît.
— S’il vous plaît !… Quel langage est-ce là ? Par le taureau que j’ai tué, dois-je attendre, le nez dans votre repaire de chiens, lorsqu’il s’agit de mon dû le plus strict ? C’est moi, Shere Khan, qui parle.
Le rugissement du tigre emplit la caverne de son tonnerre. Mère Louve secoua les petits de son flanc et s’élança, ses yeux, comme deux lunes vertes dans les ténèbres, fixés sur les yeux flambants de Shere Khan.
— Et c’est moi, Raksha (le Démon), qui vais te répondre. Le petit d’homme est mien, Lungri, le mien, à moi ! Il ne sera point tué. Il vivra pour courir avec le Clan, et pour chasser avec le Clan ; et, prends-y garde, chasseur de petits tout nus, mangeur de grenouilles, tueur de poissons ! Il te fera la chasse, à toi !… Maintenant, sors d’ici, ou, par le Sambhur que j’ai tué — car moi je ne me nourris pas de bétail mort de faim, — tu retourneras à ta mère, tête brûlée de Jungle, plus boiteux que jamais tu ne vins au monde. Va-t’en !
Père Loup leva les yeux, stupéfait. Il ne se souvenait plus assez des jours où il avait conquis Mère Louve, en loyal combat contre cinq autres loups, au temps où, dans les expéditions du Clan, ce n’était pas par pure politesse qu’on la nommait le Démon. Shere Khan aurait pu tenir tête à Père Loup, mais il ne pouvait s’attaquer à Mère Louve, car il savait que, dans la position où il se trouvait, elle gardait tout l’avantage du terrain et qu’elle combattrait à mort. Aussi se recula-t-il hors de l’ouverture en grondant ; et, quand il fut à l’air libre, il cria :
— Chaque chien aboie dans sa propre cour. Nous verrons ce que dira le Clan, comment il prendra cet élevage de petit d’homme. Le petit est à moi, et sous ma dent il faudra bien qu’à la fin il tombe, ô voleurs à queues touffues !
Mère Louve se laissa retomber, pantelante, parmi les petits, et Père Loup lui dit gravement :
— Shere Khan a raison. Le petit doit être montré au Clan. Veux-tu encore le garder, mère ?
Elle haletait :
— Si je veux le garder !… Il est venu tout nu, la nuit, seul et mourant de faim, et il n’avait même pas peur. Regarde, il a déjà poussé un de nos bébés de côté. Et ce boucher boiteux l’aurait tué et se serait sauvé ensuite vers la Waingunga, tandis que les villageois d’ici seraient accourus, à travers nos reposées, faire une battue pour en tirer vengeance !… Si je le garde ? Assurément, je le garde. Couche-toi là, petite Grenouille… ô toi, Mowgli, car Mowgli la Grenouille je veux t’appeler, le temps viendra où tu feras la chasse à Shere Khan comme il t’a fait la chasse à toi !
— Mais que dira notre Clan ? dit Père Loup.
La Loi de la Jungle établit très clairement que chaque loup peut, lorsqu’il se marie, se retirer du Clan auquel il appartient ; mais, aussitôt ses petits assez âgés pour se tenir sur leurs pattes, il doit les amener au Conseil du Clan, qui se réunit généralement une fois par mois à la pleine lune, afin que les autres loups puissent reconnaître leur identité. Après cet examen, les petits sont libres de courir où il leur plaît, et, jusqu’à ce qu’ils aient tué leur premier daim, il n’est pas d’excuse valable pour le loup adulte et du même Clan qui tuerait l’un d’eux. Comme châtiment, c’est la mort pour le meurtrier où qu’on le trouve, et, si vous réfléchissez une minute, vous verrez qu’il en doit être ainsi.
Père Loup attendit jusqu’à ce que ses petits pussent un peu courir, et alors, la nuit de l’assemblée, il les emmena avec Mowgli et Mère Louve au Rocher du Conseil — un sommet de colline couvert de pierres et de galets, où pouvaient s’isoler une centaine de loups. Akela, le grand loup gris solitaire, que sa vigueur et sa finesse avaient mis à la tête du Clan, était étendu de toute sa longueur sur sa pierre ; un peu plus bas que lui se tenaient assis plus de quarante loups de toutes tailles et de toutes robes, depuis les vétérans, couleur de blaireau, qui pouvaient, à eux seuls, se tirer d’affaire avec un daim, jusqu’aux jeunes loups noirs de trois ans, qui s’en croyaient capable. Le Solitaire était à leur tête depuis un an maintenant. Au temps de sa jeunesse, il était tombé deux fois dans un piège à loups, et une autre fois on l’avait assommé et laissé pour mort ; aussi connaissait-il les us et coutumes des hommes.
On causait fort peu sur la roche. Les petits se culbutaient l’un l’autre au centre du cercle où siégeaient leurs mères et leurs pères, et, de temps en temps, un loup plus âgé se dirigeait tranquillement vers un petit, le regardait avec attention, et regagnait sa place à pas silencieux. Parfois une mère poussait son petit en plein clair de lune pour être sûre qu’il n’avait point passé inaperçu. Akela, de son côté, criait :
— Vous connaissez la Loi, vous connaissez la Loi. Regardez bien, ô loups !
Et les mères reprenaient le cri :
— Regardez, regardez bien, ô loups !
À la fin (et Mère Louve sentit se hérisser les poils de son cou lorsque arriva ce moment) Père Loup poussa « Mowgli la Grenouille », comme ils l’appelaient, au milieu du cercle, où il resta par terre à rire et à jouer avec les cailloux qui scintillaient dans le clair de lune.
Akela ne leva pas sa tête d’entre ses pattes mais continua le cri monotone :
— Regardez bien !…
Un rugissement sourd partit de derrière les rochers — c’était la voix de Shere Khan :
— Le petit est mien. Donnez-le-moi. Le Peuple Libre, qu’a-t-il à faire d’un petit d’homme ?
Akela ne remua même pas les oreilles ; il dit simplement :
— Regardez bien, ô loups ! Le Peuple Libre, qu’a-t-il à faire des ordres de quiconque, hormis de ceux du Peuple Libre ?… Regardez bien !
Il y eut un chœur de sourds grognements, et un jeune loup de quatre ans, tourné vers Akela, répéta la question de Shere Khan :
— Le Peuple Libre, qu’a-t-il à faire d’un petit d’homme ?
Or, la Loi de la Jungle, en cas de dispute sur les droits d’un petit à l’acceptation du Clan, exige que deux membres au moins du Clan, qui ne soient ni son père ni sa mère, prennent la parole en sa faveur.
— Qui parle pour celui-ci ? dit Akela. Du Peuple Libre, qui parle ?
Il n’y eut pas de réponse, et Mère Louve s’apprêtait pour ce qui serait son dernier combat, elle le savait bien, s’il fallait en venir à combattre. Alors, le seul étranger qui soit admis au Conseil du Clan — Baloo, l’ours brun endormi, qui enseigne aux petits la Loi de la Jungle, le vieux Baloo, qui peut aller et venir partout où il lui plaît, parce qu’il mange uniquement des noix, des racines et du miel — se leva sur son séant et grogna.
— Le Petit d’Homme… le Petit d’Homme ?… dit-il. C’est moi qui parle pour le Petit d’Homme. Il n’y a pas de mal dans un petit d’homme. Je n’ai pas le droit de la parole, mais je dis la vérité. Laissez-le courir avec le Clan, et qu’on l’enrôle parmi les autres. C’est moi-même qui lui donnerai des leçons.
— Nous avons encore besoin de quelqu’un d’autre, dit Akela. Baloo a parlé, et c’est lui qui enseigne nos petits. Qui parle avec Baloo ?
Une ombre tomba au milieu du cercle. C’était Bagheera, la panthère noire. Sa robe est tout entière noire comme l’encre, mais les marques de la panthère y affleurent, sous certains jours, comme font les reflets de la moire. Chacun connaissait Bagheera, et personne ne se souciait d’aller à rencontre de ses desseins, car Tabaqui est moins rusé, le buffle sauvage moins téméraire, et moins redoutable l’éléphant blessé. Mais sa voix était plus suave que le miel agreste, qui tombe goutte à goutte des arbres, et sa peau plus douce que le duvet.
— Ô Akela, et vous, Peuple Libre, ronronna sa voix persuasive, je n’ai nul droit dans votre assemblée. Mais la Loi de la Jungle dit que, s’il s’élève un doute dans une affaire, en dehors d’une question de meurtre, à propos d’un nouveau petit, la vie de ce petit peut être rachetée moyennant un prix. Et la Loi ne dit pas qui a droit ou non de payer ce prix. Ai-je raison ?
— Très bien ! très bien, firent les jeunes loups, qui ont toujours faim. Écoutons Bagheera. Le petit peut être racheté. C’est la Loi.
— Sachant que je n’ai nul droit de parler ici, je demande votre assentiment.
— Parle donc, crièrent vingt voix.
— Tuer un petit nu est une honte. En outre, il pourra nous aider à chasser mieux quand il sera d’âge. Baloo a parlé en sa faveur. Maintenant, aux paroles de Baloo, j’ajouterai l’offre d’un taureau, d’un taureau gras, fraîchement tué à un demi-mille d’ici à peine, si vous acceptez le Petit d’Homme conformément à la Loi. Y a-t-il une difficulté ?
Il s’éleva une clameur de voix mêlées, parlant ensemble :
— Qu’importe ! Il mourra sous les pluies de l’hiver ; il sera grillé par le soleil… Quel mal peut nous faire une grenouille nue ?… Qu’il coure avec le Clan !… Où est le taureau, Bagheera ?… Nous acceptons.
Et alors revint l’aboiement profond d’Akela.
— Regardez bien… regardez bien, ô loups !
Mowgli continuait à s’intéresser aux cailloux ; il ne daigna prêter aucune attention aux loups qui vinrent un à un l’examiner.
À la fin, ils descendirent tous la colline, à la recherche du taureau mort, et seuls restèrent Akela, Bagheera, Baloo et les loups de Mowgli.
Shere Khan rugissait encore dans la nuit, car il était fort en colère que Mowgli ne lui eût pas été livré.
— Oui, tu peux rugir, dit Bagheera dans ses moustaches ; car le temps viendra où cette petite chose nue te fera rugir sur un autre ton, ou je ne sais rien de l’homme.
— Nous avons bien fait, dit Akela : les hommes et leurs petits sont gens très avisés. Le moment venu, il pourra se rendre utile.
— C’est vrai, dit Bagheera ; le moment venu, qui sait ? on aura besoin de lui : car personne ne peut compter mener le Clan toujours !
Akela ne répondit rien. Il pensait au temps qui vient pour chaque chef de Clan, où sa force l’abandonne et où, plus affaibli de jour en jour, il est tué à la fin par les loups et remplacé par un nouveau chef, tué plus tard à son tour.
— Emmenez-le, dit-il à Père Loup, et dressez-le comme il sied à un membre du Peuple Libre.
Et c’est ainsi que Mowgli entra dans le Clan des Loups de Seeonee, au prix d’un taureau et pour une bonne parole de Baloo.